Illustration par Tiphs

(Une autre version de l'illustration, en couleur, se trouve sur son site.)

Le brasier d'os

Le froid mordant qui s’infiltrait dans la hutte me tira du sommeil. Zaraï s’était lové contre mes pieds, et je sentais ses coussinets glacés me chatouiller les chevilles. Je me levai en soupirant, relâchant une volute de givre dans la pénombre. D’un pas maladroit, je m’approchai de l’âtre et grommelai contre les cendres épaisses qui menaçaient d’engloutir les braises. Je les réveillai d’une tige de métal et leur sacrifiai les dernières branches chétives que j’avais ramenées d’une virée hors du village. Une fumée âcre en jaillit et je m’écartai en toussant.

 

Le soleil ne se lèverait pas avant d’interminables heures. Zaraï me sauta dans les bras. Le chien trapu avait toujours recherché la chaleur. Son poil hirsute et grisâtre était parsemé de taches plus sombres, lesquelles provenaient toutes, autant que je m’en souvinsse, d’une sieste trop près du feu. Je l’exhortai à se calmer. Il faisait juste froid. N’étions-nous pas des membres du clan de l’Hiver ? Je lus l’incompréhension dans son regard, et un reproche latent : ne pouvais-je pas user de mots qu’il connaissait ?

 

Des cris retentirent au-dehors et Zaraï se libéra de mon étreinte pour aboyer en réponse. Sa voix se mua rapidement en jappements pitoyables. Je me saisis de ma lance et je me précipitai à l’extérieur, le chien sur mes talons. Zaraï n’était pas très courageux, et j’étais indubitablement la seule chose qu’il acceptait de protéger en dehors de sa pitance.

 

La nuit qui régnait avait quelque chose de surnaturel, comme si des ténèbres plus denses que d’habitude avaient happé les étoiles. Je sentis plus que je ne vis une brume noirâtre s’épaissir, serpentant entre les huttes de mes pairs pour se concentrer sur les murailles de bois qui ceignaient le village. C’étaient là, en haut des remparts, qu’étaient entretenus les grands feux qui maintenaient les esprits de la forêt à distance. Une forme d’Ombre, une créature gigantesque, fondit sur le brasero et l’engloutit. Je n’aurais pas dû fixer cette vision et je fus un temps ébloui par l’obscurité comme jamais je n’aurais pensé pouvoir l’être.

 

Je m’immobilisai, étreint par une noirceur terrible qui clamait que je n’étais pas aveugle, mais l’esclave d’une nuit sans fin. Les battements de mon propre cœur m’assourdissaient. Je posai un genou à terre, gardant ma lance bien droite de crainte de pouvoir blesser quiconque si d’autres avaient la sottise de s’inquiéter des périls nocturnes. Une masse poilue me heurta, et je reconnus la présence terrifiée de Zaraï.

 

Lorsque la vue me revint, ce ne fut que pour accepter la cruelle vérité. Le brasero avait été mis à mal et ce que le monstre d’Ombre n’avait pas pu dévorer avait été étouffé par le baiser impitoyable de la neige. Cela n’aurait pas dû se produire. Cela n’arrivait pas avant.

 

Mais Anri, initié du clan de l’Ombre, avait piétiné nos lois en laissant s’éteindre l’un des précieux feux. Certains disaient qu’il l’avait fait exprès, d’autres que son esprit-totem n’obéissait pas aux puissances de Syliae, d’autres encore que ce n’était qu’un idiot qui s’était endormi pendant sa garde. Son clan avait juré de l’obliger à répondre de ses actes et Anri avait pris la fuite, nous abandonnant aux périls des bois. On avait réalimenté le brasero d’un feu ordinaire, mais depuis, inlassablement, des ombres venaient ébranler les défenses du village et réveiller les terreurs anciennes.

 

~°~

 

« C’est l’œuvre du clan de l’Ombre, qui donc sinon eux pour invoquer de tels désastres à nos portes ? » gronda l’une des plus vieilles chasseuses de l’Hiver.

 

Le silence lui répondit. Notre chef de clan, Sevna fixait le feu chétif qui nous éclairait tous d’une lumière défaillante en une raillerie tacite pour nos vains efforts. De temps en temps, elle épiait notre chaman du coin de l’œil, demandeuse de tout avis qu’il ait pu lui adresser. L’ancien restait silencieux, c’était une vieille chose à la peau parcheminée comme l’écorce des arbres que les ans ont torturés. Il était avare de ses mots et de ses attentions. J’étais surpris qu’il m’ait convoqué. Je détestais ces réunions. Je ne m’y sentais jamais à ma place.

 

Les querelles entre les deux clans du village étaient, disait-on aussi anciennes que le village lui-même. Mais ma mère avait vécu sous l’égide de ce clan de l’Ombre que mes pairs condamnaient. Mon totem m’avait valu bien des moqueries, c’était un vautour, un charognard, une créature opportuniste se repaissant des restes, mais ses plumes n’en étaient pas moins du blanc étincelant des esprits de l’Hiver. J’étais l’un des leurs. On ne m’avait jamais reproché d’être à la solde de nos rivaux. Mais, quand j’avais le dos tourné, on laissait filtrer de cruelles paroles. Un totem aussi vil ne pouvait que trahir quelque mocheté d’âme de celui qu’il protégeait.

 

Qu’ils raillassent mon vautour ou insultassent le souvenir de ma mère, leurs mots me blessaient. Je m’efforçai de ne pas écouter. De ne faire qu’attendre, de feindre l’indifférence et d’appeler à moi la patience qui m’habitait quand je traquais une proie. Mais je bouillais, à l’intérieur, comme lorsque j’exhortais Zaraï à se calmer et qu’il ruinait sa précieuse énergie à sautiller partout.

 

« Ils n’ont rien à y gagner. Les créatures de la Nuit ne sont pas toutes leurs alliées, reprit une voix.

 C’est ce qu’ils disent ! gronda une autre.

 — Ils veulent que les trois feux restants soient répartis sur les murailles. Mais si nous faisons cela et que les esprits se glissent entre deux feux, que deviendrons-nous ?

C’est déjà le cas ! Un feu ordinaire ne les maintiendra pas longtemps à distance. Si l’aube n’était pas venue, que serait-il advenu du village entier ?

Il faut renouveler le feu manquant », murmurai-je.

 

Ce n’était rien de plus qu’une pensée formulée à voix haute, mais les regards convergèrent vers moi. Un mélange de curiosité et de rejet. J’incarnais à leurs yeux la velléité des causes perdues, un dangereux espoir qui les avait déjà sauvés par le passé. J’étais un chasseur médiocre, mais un pisteur assidu et, lorsque les bois n’étaient plus que troncs noirs et nus, lorsqu’à perte de vue il n’y avait rien de plus que de l’humus enneigé, il arrivait que mon totem me vînt en aide. Ce n’était jamais une chasse glorieuse. Une fois, il avait mené un sanglier jusqu’à un ravin où il s’était rompu les os. Une autre fois, nous avions volé la pitance des loups. On disait tout bas que mon vautour offensait les valeurs du clan de l’Hiver. Mais jamais devant moi, et jamais quand la nourriture venait à manquer.

 

« Il agit comme sa mère. », releva le chaman d’une voix chevrotante. 

 

Je lui décochai un regard mauvais, toute prudence envolée. Je n’aimais pas ses insinuations, même si ce furent elles qui me donnèrent la force de poursuivre.

 

« Alnita dit que des flammes éternelles habitent le cœur de la forêt. »

 

Il y eut des murmures indignés et un profond silence. On n’usait pas au hasard du nom des chamans. Alnita, la chamane de l’Ombre n’était pas aimée de mon clan, mais sa parole n’en était pas moins respectée. Et pourtant, ce faisant, je mentais, c’était les mots de ma mère que je répétai. C’était elle qui m’avait appris qu’il fallait entretenir les braseros.

 

« Au cœur de la forêt où les esprits eux-mêmes ne vivent ni ne meurent, brûlent les flammes éternelles... », récitai-je.

 

Je leur parlai des légendes de la vieille forêt. On disait que nos ancêtres y avaient déniché nos feux. Des flammes qui subissaient sans fléchir vent et négligence. Des flammes qu’il n’était bon de nourrir que pour leur donner la force de résister à l’assaut envieux des esprits qui nous cernaient.

 

On m’interrompit pour me reprocher d’accorder du crédit à des chimères, de détourner par des comptines un conseil d’importance.

 

Je m’empourprai. Je n’étais plus un enfant.

 

« J’irai, clamai-je. Seul, s’il le faut. Et je rapporterai les flammes vives du fond des bois. »

 

~°~

 

À regret j’avais décidé de laisser Zaraï au village. La chef du clan avait parlé : elle ne risquerait pas plus d’une vie pour satisfaire ma folie. Elle m’avait donné sa bénédiction là où d’autres crachaient dans mon dos, je refusai de paraître ingrat. J’avais trouvé parmi les initiés de l’Hiver un gamin aux grands yeux curieux à qui confier mon chien. Il était plus habile à travailler les peaux qu’à chasser dans les bois, mais il avait bon fond. J’avais espoir qu’il continuât à s’occuper de Zaraï si je ne revenais pas. On m’avait longtemps reproché d’entretenir un si mauvais cabot qui tenait plus du paillasson que du loup.

 

En vérité, Zaraï avait du flair. Il n’était juste capable de rien s’il n’était pas en confiance. En dehors des rares journées d’été où il ouvrait la marche, je le nourrissais en entamant mes propres rations et seules les chasses miraculeuses que m’octroyait mon totem une fois l’an me permettaient de défendre mon caprice. J’avais ma hutte, ma lance, mon feu et mon chien. Je ne désirais rien de plus.

 

L’attente fut cruelle. Les heures s’écoulèrent avec passivité, émaillées de lumière et de brises presque légères. Si j’avais filé sur l’instant, peut-être aurais-je profité de ces heures clémentes… C’était un leurre et je m’en étourdissais, mais j’avais toujours été sujet aux superstitions. Si je ne parvenais pas à l’issue de mon voyage, je me demanderais mille fois si le sort eut pu m’être plus favorable si j’étais parti un jour plus tôt. La nuit s’appesantit comme une mauvaise plaisanterie. Je me retournai en tout sens sur ma couche, incapable de trouver le sommeil. Zaraï me mordillait les orteils, sans que je susse s’il prenait mon agitation pour du jeu ou s’il désirait simplement que je le laissasse dormir et arracher ainsi sa conscience à ces terribles heures sombres. Je m’efforçai de chasser de ma mémoire les ombres épouvantables de l’autre nuit. Sur les murailles, des torches faiblissantes brûlaient certainement, capables de céder sous la morsure du vent. Je m’interdis d’aller voir.

 

Je partis à l’aube.

 

~°~

 

Je n’avais pas fait dix pas hors de l’enceinte du village qu’une jeune femme se rua sur moi, ses bottes tassant la neige dans un crissement familier.

 

« Sigvin ! » cria-t-elle.

 

Ma sœur aînée avait les formes d’une adulte, mais ses yeux avaient gardé l’éclat malicieux de l’enfance. Son animal-totem ne s’était pas encore révélé à elle, la consignant à de menues tâches à l’intérieur des remparts, la condamnant à ce rang perpétuel d’initiée de l’Ombre.

 

« Nyra…, répondis-je sur un ton qui sonnait comme une mauvaise excuse. Je n’ai pas le temps, je dois…

Je sais, et je viens avec toi. »

 

Elle avait pris son air buté, menton haut et bras croisés sur les fourrures épaisses de son manteau. Ses cheveux noirs étaient tressés pour ne pas la gêner et à l’aplomb d’une mèche rebelle se nichait une plume d’un blanc éclatant. Sentant mon regard, Nyra détourna aussitôt la tête. J’ignorai qui lui en avait fait présent et j’en ressentis une certaine irritation. Je n’aimais pas l’idée que mon clan agît dans mon dos pour des choses me concernant. Personne d’autre que moi n’aurait dû avoir la légitimité d’un tel geste.

 

Je possédai semblable secret incarné dans trois plumes de corbeau que je gardais masqué sous ma mante de fourrure. Elsaryan me les avait remis au lendemain de ma cérémonie d’appel. Nous n’avions jamais eu un mot en ce sens, mais les rumeurs en faisaient bien volontiers mon géniteur. Il était l’un des plus habiles chasseurs de l’Ombre. Il ne pouvait pas décemment être le père d’un rejeton de l’Hiver sans que sa réputation en souffrît. Mais il avait aimé ma mère, et je n’avais lu aucun reproche dans son regard, lorsqu’il m’avait donné les plumes. J’eus un peu honte de ma propre route. Il n’aurait peut-être pas approuvé la voie que j’avais choisie.

 

« Ma mission est risquée, soupirai-je. Je n’ai pas le droit d’emmener qui que ce soit.

Cela me convient. Je te suivrai de ma propre initiative. »

 

Elle eut un geste railleur en direction de la forêt, m’incitant à ouvrir la marche. Le clan de l’Ombre emmenait bien plus volontiers ses initiés frayer avec les périls des bois. J’en savais quelque chose, c’était en son sein que j’avais grandi. Des échos que j’en avais eus, Nyra était bien meilleure pisteuse que moi-même. Même si je parvenais à lui fausser compagnie, elle me retrouverait.

 

Elle était l’aînée de nous deux, mais j’éprouvais d’innombrables scrupules à l’idée de la mettre en danger. Je n’osai imaginer qu’il pût lui arriver quelque chose.

 

« Ce n’est pas prudent, Nyra. », insistai-je sur un ton plus doux.

 

Le coup porta et elle accepta le reproche, fixant brièvement ses pieds, telle une gamine prise en faute.

 

« Je sais. Mais nous avions la même mère. Nous formions la même meute. »

 

Ce fut à mon tour de me taire. Je me souvenais de ces mots. Lorsque nous avions peur de la nuit et des périls qu’elle camouflait, notre mère nous assurait toujours que le loup noir veillait. Nous étions ses louveteaux, et rien ne pouvait nous arriver.

 

~°~

 

« Tu as fait ton rêve ? » demandai-je

 

Nyra me lança un regard en biais, comme si elle cherchait à disséquer la malice dans mes mots. Le rêve scellait la première rencontre d’un initié avec son esprit-totem. Ce n’était pas une question piège, j’essayais simplement d’entretenir une conversation courtoise qui briserait la monotonie effrayante de ces bois. Le crissement de la neige et le craquement des branches sur mes pieds me stressaient.

 

« Non. », répondit-elle.

 

Et le silence s’installa de nouveau. J’en ressentais une détresse que je ne savais expliquer, et qui me mettait en rogne contre moi-même. Lorsque j’avais rejoint le clan de l’Hiver, elle était restée avec celui de l’Ombre.

 

« Je ne suis pas une enfant de l’Hiver. Je le sais. »

 

Je ne répondis pas à ces mots dangereux. J’aurais juré de même maintes fois, avant que mon totem ne se révélât à moi. Ces choses-là ne se choisissaient pas. Même si j’avais fui la cérémonie, mon vautour aurait été marqué par l’Hiver. Mes yeux s’attardaient sur la plume blanche épinglée sur sa tresse. Nyra surprit mon regard.

 

« Personne ne me l’a donnée, déclara-t-elle à brûle-pourpoint. Personne ne se soucie de moi, au village. Je la porte en souvenir de toi. Crois-tu que l’Hiver ou l’Ombre s’en offusqueront ? Crois-tu...

Garde-la. », l’interrompis-je.

 

Nyra sourit. Ce n’était pas ce qu’elle avait demandé, mais c’était la seule réponse qui importait.

 

~°~

 

« Dors.

Il vaudrait mieux que je prenne le premier tour de garde, protestai-je.

Pour quoi faire ? Crois-tu qu’un vautour fasse autre chose que dormir au plus fort de la nuit ?

Tu n’as pas de totem.

Mais je n’ai pas peur du noir, petit frère. Dors. »

 

J’expirai un soupir un peu trop théâtral qui me valut un coup de coude entre les côtes. Je bougonnai des protestations inintelligibles et me recroquevillai plus encore contre Nyra, ne laissant pas au vent glacé la liberté de se glisser entre nous. Je fermai les yeux et songeai malgré moi à d’autres temps, où nous partagions tous les trois la hutte où Zaraï devait pleurnicher avec le gamin de l’Hiver, comme chaque soir où je ne rentrai pas. Mais cette fois, je ne montais pas la garde en haut des remparts. Et là où nous nous rendions, mon totem lui-même ne me sauverait pas.

 

Je dormis mal. La neige réverbérait la lumière blafarde de la lune. J’avais l’impression que nous étions visibles à des lieues à la ronde. Les ombres lasses se mouvaient au gré d’un vent léger. Les arbres entremêlés formaient d’épais bosquets, et j’avais beau les scruter en vain, je ne parvenais pas à me convaincre que nous étions en sécurité. J’espérais sottement un signe de mon totem, sachant pertinemment qu’il ne se montrerait pas de nuit.

 

Et mon sang se figea, alors qu’une silhouette noire quittait la base d’un vieux chêne pour se faufiler entre les fougères et disparaître plus loin. Je voulus alerter Nyra, mais je me retournai pour voir qu’elle fixait la même direction que moi.

 

« C’était le loup, le même que l’autre soir.

Quoi ? sursautai-je, comme si j’avais manqué quelque chose.

L’autre soir, précisa ma sœur avec un sourire amusé. Lorsque les ombres ont englouti le feu. Tu ne vois vraiment rien ?

Je fais ce que je peux », grognai-je, en lançant malgré moi des regards de toute part.

 

La main de Nyra me frôla, apaisante, mais je tressaillis à son contact.

 

« Sigvin. »

 

Je croisai son regard.

 

« Tu dois me faire confiance. », murmura-t-elle.

 

Elle avait le sourire mutin de nos ruses d’enfant. Mais nous n’allions pas voler des noisettes dans la réserve du village. Nous filions vers le cœur de la forêt où même les esprits ne se rendaient pas. Mon totem était un lâche. Il ne risquerait rien pour nous sauver. Et le sien avait visiblement décidé qu’il ne s’encombrerait pas d’elle. Si j’avais été seul, j’aurais pleuré, quitte à me réveiller au matin, avec des perles de givre sur les cils. J’acquiesçai d’un hochement de tête, redoutant que ma voix pût trahir mon trouble.

 

~°~

 

Les clans étaient fiers, celui de l’Ombre comme celui de l’Hiver, et j’avais longtemps cru que nous nous enorgueillissions de sottes palabres. Le voyage me donna tort. Nyra était bien plus habile que moi pour sonder l’obscurité. Une fois, elle me retint d’un geste silencieux et me fit contourner largement un fourré, la mine épouvantée. Je n’osai pas lui demander ce qui s’y terrait. À l’inverse, je la vis plus d’une fois grelotter et serrer les dents pour me suivre, alors que l’air glacé n’était plus qu’un détail à mes yeux, aussi insignifiant que le bleu du ciel.

 

Nous avions chassé les premiers jours. Nyra avait attrapé deux lièvres et une sterne que j’avais préparés en silence. J’attendais une moquerie quant à mon propre échec, mais le coup ne vint pas.

 

« Si je voulais railler ta folle entreprise, j’aurais pu aussi bien rester au village. », avait-elle murmuré.

 

Je lui avais offert ma lance, qu’elle avait refusée, préférant miser sur la vélocité de ses flèches. Et tout avait été dit. La routine silencieuse nous rendit la complicité de notre enfance. L’inquiétude et la prévenance que nous avions l’un pour l’autre découlaient d’un langage simple, de gestes et de regards, qui n’avaient pas de mots pour la rancune. Si nous devions périr au cœur de la forêt, qui donc se soucierait encore de la couleur des plumes de mon vautour ? D’autant plus que je n’avais pas eu le moindre signe de lui.

 

D’un commun accord, nous renonçâmes à chasser alors que nos pas nous menaient plus avant. Les bêtes que nous apercevions nous fixaient en retour, comme nous jaugeant, et je m’étais surpris à me demander si j’étais le prédateur ou la proie dans le simple regard d’une grive.

 

« Ne te retourne pas. », me répétait sans cesse Nyra.

 

J’avais pris l’habitude de scruter l’horizon pour y chercher la forme familière des remparts du village, même si ceux-ci n’étaient plus visibles. Parfois, je devinais l’éclat d’un feu, comme une paillette d’or dans le lointain. Mais, depuis que nous avions quitté les sentiers des traqueurs, Nyra m’interdisait de regarder en arrière. Elle disait que je montrais ma peur et ma faiblesse. Et elle n’avait pas tort, songeai-je, tel un louveteau penaud.

 

Nyra me tirait vers l’avant. Elle avait des souvenirs plus précis des récits de mère. À l’en croire, une chamane gardait le cœur de la forêt. Elle nous aiderait peut-être à réalimenter le feu. Et, alors que je cherchais sans succès des mots délicats pour la faire renoncer à cette folie sans la brusquer, une petite hutte grisâtre se détacha d’une clairière entre les arbres, laissant échapper une fumée timide, semblable à des flocons de brume.

 

~°~

 

La nuit s’en venait, et je me surpris à doubler Nyra. Notre marche et sa nécessité m’apparaissaient aussi inexorables que la chute de l’astre solaire. Nous débouchâmes sur une clairière rocheuse, parsemée de cailloux gris piquetés de neige éparse. Même l’herbe avait renoncé à y pousser. Et la chamane que Nyra avait appelée de ses vœux se tenait là, bien droite, prête à nous accueillir d’un sourire mutin, comme si notre présence était une plaisanterie qu’elle seule pouvait goûter à sa juste saveur.

 

Je ne pensais pas regretter ma solitude. Au village, j’aurais eu l’audace de prétendre que quiconque avait enduré la compagnie de Nyra pouvait tout supporter. Mais notre hôtesse du fond des bois avait quelque chose de dérangeant. Sur son front, elle arborait le crâne poli d’une créature qui m’était inconnue, la silhouette courte d’un prédateur surmonté de deux paires de cornes massives. Cet improbable couvre-chef attirait le regard, au risque de se détourner des yeux trop perçants de la chamane. Il émanait d’elle une force vive, la même qui animait les bêtes du cœur de la forêt. Comme si nous autres ne faisions que feindre la vie. Dans le miroir d’argent de ses iris, je me sentais mort.

 

Nyra lui exposa notre quête, lui réclamant les flammes pérennes que craignaient même les esprits. Et je me félicitai pour la première fois qu’elle n’eut ni clan ni totem. Entendre l’Ombre quérir le feu, voilà qui eut été d’un ridicule achevé.

 

« Je n’ai pas ce que vous recherchez, répondit la chamane d’un ton égal. C’est dommage que vous soyez venus pour rien, mais vous pourriez peut-être m’être utile. »

 

Notre étrange hôtesse avait la jeunesse des choses sans âge. Elle eut un geste élégant vers sa hutte, un amas d’épais fragments d’écorces hétéroclites, atténuant un peu ce faisant la rudesse de ses mots. Une invitation qu’elle ne répéterait pas. Elle s’en retourna avec l’indolence des fauves à l’heure de la sieste et je fus saisi de voir un rayon de lune illuminer sa peau. Une pression dans mon dos me poussa à avancer.

 

« Nous ne pouvons pas rester dehors. La nuit... »

 

En temps normal, j’aurais ri des frayeurs de Nyra ou de l’impossibilité de son clan à la protéger. Mais elle veillait la majeure partie de nos nuits à présent, guettant des périls qui m’échappaient, et l’épuisement traçait des cernes sous ses yeux. Lorsque ses jambes tressaillaient, j’ignorais s’il fallait blâmer la fatigue ou le froid.

 

« Qui êtes-vous ? » demanda Nyra, d’un ton presque inquisiteur dès que nous eûmes franchi le seuil de la hutte.

 

Je fronçai les sourcils en prenant conscience que nous aurions dû mettre au point un plan de bataille, car les mots de l’un pouvaient condamner l’autre, en ces lieux. Et j’étais loin de cautionner le franc-parler de ma sœur.

 

« Je suis chamane des os et protectrice du cœur de la forêt. », répondit notre hôtesse avec un sourire trop charmeur pour être honnête. Je lui reconnus la beauté redoutable d’une lame à nue. Sa peau offerte où s’éveillait une curieuse magie, la nimbant d’arabesques luisantes, clamait une dangereuse évidence : elle ne craignait ni le froid qui sévissait dans ces bois, ni l’emprise fugace de la nuit. Elle possédait sa propre chaleur, sa propre lueur, ou comme elle l’avait dit, tirait sa force même des os, lesquels se riaient de glace et d’ombre.

 

« Je connais votre quête. Je pourrais peut-être vous aider. »

 

Ses mots n’avaient rien d’affable, elle les prononçait avec un sourire carnassier, comme si nous étions que deux sottes souris sous l’œil amusé d’un renard.

 

« Que voulez-vous en échange ?

Trois choses, répondit la chamane avec trop de spontanéité pour que ses exigences ne me semblassent pas suspectes. Mais l’une d’elles me suffira. »

 

Son regard se posa sur moi, les crocs du crâne se plaçant dans l’axe de ses pupilles en une curieuse symétrie.

 

« Ta vie. »

 

Je sentis la main de Nyra se crisper sur mon bras. Elle n’avait pas de totem. Si je mourais, elle ne pourrait jamais refaire le trajet en sens inverse. À quoi bon convoiter le feu si nous ne pouvions en ramener les flammes jusqu’au village ?

 

« Non, répondis-je.

Ton totem. »

 

Un sentiment de vide indicible m’envahit. Le vautour aurait risqué plus pour moi que de tenir compagnie à l’étrange chamane des os. Je n’étais pas certain qu’il m’ait aidé à l’aller. Le retour pouvait se faire sans lui. Mais il n’était pas un lâche, il était avant tout couard par calcul. Les périls qu’il redoutait m’avaient toujours menacé.

 

« Non », m’entendis-je prononcer.

 

La terreur qui me hantait ne se dissipa pas comme je l’avais espéré.

 

« Ta présence.

Ma présence ?

Pour une nuit et rien de plus. »

 

Son regard glissa sur moi, et, en dépit des couches innombrables de fourrures que je portais, j’eus l’impression qu’elle me jaugeait, me déshabillait et me disséquait tout à la fois. J’avais connu des étreintes plus naturelles et plus innocentes que ce que ses mots suggéraient. J’aurais eu un enfant, si son cœur avait battu plus d’une nuit. Mais celui que je lui donnerais, à elle, aurait une chance de vivre, et de ne jamais voir les remparts de bois du village de Syliae.

 

« Non. », trancha Nyra.

 

Elle était fille de l’Ombre, mais dans sa voix crissaient la glace et le givre.

 

« Alors je suis au regret de ne pas pouvoir vous aider. », conclut la chamane avec un haussement d’épaules.

 

~°~

 

Et le silence nous avait nimbé comme un brouillard de givre. Nous étions restés figés de peur de commettre une sottise ou d’être chassés, et la chamane nous avait ignorés à mesure que la nuit s’intensifiait. Si j’avais contrarié notre hôtesse, elle n’en laissait rien paraître. J’en venais à me demander si je n’avais pas, au contraire, agi comme elle l’escomptait. Et Nyra, alors que j’espérais qu’elle saisirait l’occasion pour dormir, revint à l’attaque.

 

« Laisse mon frère en dehors de cela. Nous ne pouvons rentrer sans le feu et tu le sais. Aide-nous, et je comblerai l’un de tes souhaits. »

 

Je posai un regard effaré sur Nyra, redoutant de ne pas pouvoir lui faire ravaler ses mots. Formulant sa requête ainsi, elle promettait à demi-mot d’accepter une des exigences de la chamane sans revirement possible et cela m’effrayait plus encore que la nuit au-dehors. Une partie de moi ne demandait qu’à fuir, à laisser Nyra et à sauver ma vie. Je maudis la lâcheté de mon totem qui seul pouvait m’inspirer d’aussi lamentables résolutions.

 

« Soit. »

 

La chamane nous fit signe de nous approcher. Nous nous réfugiâmes dans l’aura chaleureuse du brasero aux flammes faméliques, assis sur des fourrures qui ne suffisaient pas à atténuer la dureté des cailloux qu’elles couvraient.

 

Notre hôtesse nous narra une fort étrange histoire. À l’en croire, près d’ici se trouvait une clairière où jadis, la foudre avait frappé l’un des esprits de ces bois. Ce n’était pas un hasard, même si nul ne se souvenait plus des tenants et aboutissants de cette querelle lointaine. La créature s’était embrasée, sa chair avait fondu pour se muer en cendres. Mais son squelette avait refusé de céder, et, immaculé malgré le feu qui le rongeait, il avait continué à alimenter une flamme immortelle.

 

Je protestai. Je n’imaginais pas les esprits de ces bois nous laisser repartir vivants si nous tentions de nous emparer des ossements maudits d’un de leurs ancêtres des temps passés. La chamane acquiesça, amusée. La créature aux torts oubliés avait été pardonnée, et ses restes enterrés pour mettre fin à son supplice. C’était là une de ses missions, une des raisons pour lesquelles elle gardait le cœur de la forêt. Mais il existait un rituel qu’elle pouvait nous enseigner, qui ferait renaître une flamme impérissable d’un os, que nous pourrions alors ramener au village.

 

Elle récita des paroles sibyllines. Je dus me mordre la langue pour m’obliger à l’écouter. La fatigue me titillait les tempes. Plus d’une fois, je dodelinais de la tête et m’efforçai de me convaincre, en fixant le visage sans expression de Nyra, qu’elle-même saurait embraser les os comme l’indiquait la chamane. Je m’assoupis un instant, tiré de ma torpeur par la voix tranchante de notre hôtesse.

 

« En échange, je veux ton animal-totem.

Nyra n’a pas de totem, luttai-je d’une voix éteinte, ignorant l’incrédulité de la chamane et le courroux de ma sœur.

Une créature qui ne s’est jamais révélée à moi ne me manquera pas. Si tu parviens à l’arracher aux limbes pour l’appeler en ce monde, alors, mon totem sera à toi. »

 

J’eus l’impression que mes veines charriaient des fragments de glace. Notre hôtesse ne se fit pas prier. Elle traça des symboles dans la cendre de la pointe d’un os brisé. Lorsque ses doigts se mouvaient, les curieuses arabesques de son corps se réveillaient. Ils luisaient d’une teinte trop vive pour qu’on en accusât les reflets dansants du feu.

 

Et, aussi soudainement que si l’on avait tiré sur nous un rideau de noirceur, la hutte entière s’assombrit, notre âtre n’étant plus que l’écho d’astres lointains dans une nuit trop intense. Je distinguai la silhouette furieuse d’un loup. Il prit consistance dans les ombres amassées, rendit sa lumière au brasero qu’il dominait de sa masse, ses pattes immenses campées de part et d’autre de la chamane qu’il menaçait comme si elle n’était qu’une proie insignifiante à la merci de ses crocs.

 

Notre hôtesse amorça un geste, mais le loup bondit hors de sa portée, fuyant dans la nuit.

 

« Il n’aura pas autant de chance en plein jour. », déclara-t-elle avec, aux lèvres, un sourire carnassier.

 

« Je veux aussi le crâne que tu portes. », ajouta Nyra, comme si la scène à laquelle nous venions d’assister était des plus communes.

 

La chamane rit, et cet éclat me blessa comme autant d’échardes de pierre. D’un mouvement élégant, elle se défit de sa coiffe étrange et la donna à ma sœur. Et, tout péril extérieur oublié pour l’instant, nous prîmes congé, retrouvant le pénible couvert des bois, alors que la nuit était encore pleine. Depuis que j’avais vu bondir le loup, la fuite m’apparaissait comme le choix le plus sain.

 

~°~

 

Partout où me regard se posait je ne voyais que des ombres. Je me sentais épié, et, sur le qui-vive, je sursautai quand Nyra m’attrapa le poignet pour me traîner à sa suite. La fatigue me martelait les tempes, mais je sais qu’elle avait raison. Nous ne pouvions pas nous permettre de halte, et la chamane ne viendrait pas à notre secours, dussions-nous succomber dans sa clairière. Nous forçâmes le pas jusqu’aux premières lueurs de l’aube, où je m’effondrai contre une souche d’arbre.

 

J’eus la désagréable surprise de me faire réveiller par un soleil timide. Nyra était déjà debout. Le jour la rendait nerveuse. Assise avec l’étrange crâne posé sur ses genoux, elle récitait pour elle-même les étapes du rituel. Nous partageâmes nos derniers vivres, bûmes les dernières gouttes de nos gourdes et reprîmes notre route.

 

Un fin ruisseau vint serpenter à nos côtés. Un écureuil se risqua à grignoter les lanières de cuir de mes bottes et une sorte de gros corbeau nous adressa des cris furieux, comme outré qu’il n’y ait plus de chair à dérober au crâne que portait Nyra. Mais nous nous abstînmes de goûter à l’eau de ces bois ou d’en chasser les bêtes. J’avais le sentiment que l’aval grinçant consenti par la chamane nous avait offert un sursis. Je n’entendais pas le gâcher sottement. Déjà, les arbres se raréfiaient alors que notre sentier grimpait une douce colline. Je crus reconnaître le tumulus du récit. Nyra forcit l’allure, et j’en conclus que ce devait être cela.

 

~°~

 

Nous nous préparâmes à l’ascension de la butte sous laquelle était ensevelie la créature ancestrale. La nuit tombait de nouveau, mais cette fois-ci, avec indolence, et non avec la hardiesse terrible de l’Ombre.

 

Je me saisis des fragments du crâne étrange que nous avait remis la chamane et ceux-ci se disloquèrent en une nuée de poussière.

 

« Nyra, qu’as-tu fait ?

Rien. », répondit-elle en ouvrant elle aussi de grands yeux ébahis sur ce curieux phénomène.

 

Je refoulai mes inquiétudes. Nous arrivions enfin au terme de ce périple. Nous nous étions mis d’accord : si je disposais les ossements sur la stèle, un énorme rocher baigné d’un rayon de lune, Nyra s’occuperait de la suite du rituel. Dans l’attente, elle récitait, paupières closes, les prémices du charme à venir.

 

J’espérais sincèrement que sa mémoire ne lui ferait pas défaut. Je ne gardais pas plus de souvenirs de l’incantation à prononcer que s’il s’agissait d’un rêve que j’aurais fait la veille. Je chassai ces sottes inquiétudes et m’approchai de la stèle. À sa surface, je distinguais les mêmes marques sibyllines qui striaient le corps de la chamane. La pierre semblait vivante, animée d’une sève vibrante.

 

La vision des os décrépits me révulsait toujours. J’ignorais si cela tenait à la nature du crâne ou à l’identité de son précédent possesseur. Mais je ne pouvais blâmer Nyra d’avoir eu la présence d’esprit d’exiger ce caprice. Nous en avions besoin. Sacrifier nos propres os ne nous aurait menés à rien. Tuer une créature de ces bois… Je n’osais y penser.

 

Je m’avançai vers la roche, avec plus d’appréhension que je n’en eusse ressenti le jour où mon totem m’avait été révélé. Je sentais les ossements s’effriter, quand bien même je les tenais dans mes mains en coupe, et m’abstenais d’y exercer la moindre pression. Ils ne seraient que poussière, mais si cette poussière suffisait à accomplir notre quête, alors nous aurions réussi. Nous capturerions la flamme qui en naîtrait et nous pourrions fuir ce cauchemar et retourner au village.

 

Je m’accroupis près de l’autel de pierre pour y déposer ma précieuse offrande.

 

« Non ! », rugit Nyra.

 

Un coup violent me fit tomber de côté et je manquai de peu de perdre connaissance. La poussière d’os se déroba de ma poigne. J’eus beau serrer les poings, elle m’échappa comme un filet d’eau glacée.

 

« À quoi joues-tu ? » criai-je.

 

Je me redressai en titubant, protégeant du bras ma tête endolorie.

 

J’entendis ma sœur rire. Un rire de hyène. Amer et sans joie aucune.

 

« Que crois-tu ? Je suis une enfant de l’Ombre, Mensonge et duperie. As-tu oublié, petit frère ? Crois-tu que je puisse vouloir une autre victoire que celle de mon clan ? N’as-tu pas songé que la flamme de ces bois affaiblirait l’Ombre ? Que ce n’était pas un hasard si rares étaient les gens du village à tenter ce périple ? Te croyais-tu seul ? Et que personne n’observait tes gestes ? »

 

Et elle détala, me laissant seul dans cette forêt maudite. J’aurais pu me risquer à la suivre, mais l’effroi et l’anéantissement se liguaient pour m’arracher mes dernières forces. Ces bois me terrifiaient de jour, mais c’était une crainte lucide, alimentée par les esprits qui me lorgnaient. De nuit, j’éprouvais une peur atavique venue du fond des âges, à même de nourrir légendes et cauchemars. J’aurais pu encourir mille trépas sans même voir les mâchoires de la mort se refermer sur moi.

 

Au sol, je ne distinguais plus la moindre trace de la poussière d’os. Elle était retournée à la terre comme achevant un cycle scellé de longue date. Je me laissai choir. La fraîcheur de l’herbe drue chatouilla la peau de mon cou et de mes mains. Je contemplai l’immensité du ciel, barré par les branchages contrariés qui n’avaient consenti qu’à regret à cette trouée. Pour que le soleil daignât marquer de jour ce tumulus du fond des âges.

 

Le sommeil me happa. Un interlude de cauchemars et de murmures silencieux, autant d’avertissements qui survenaient trop tard. Une douleur exquise me transperça le poignet et je me redressai en sursaut, sans savoir si j’avais rêvé aussi la silhouette de l’oiseau blanc qui filait entre les arbres.

 

En dépit de la souffrance, j’avais été plus pincé que mordu. Je repris ma route en massant mon bras meurtri.

 

~°~

 

Le jour ne semblait pas vouloir poindre et pourtant, j’étais certain d’avoir dormi plus d’heures qu’il n’était raisonnable, et plus qu’il n’en fallait pour que dansassent les astres. La menace de la chamane me revenait en mémoire. Si le loup de Nyra refusait d’être capturé et que l’Ombre l’avait en pitié, la nuit durerait.

 

Je me sentais enclin à l’impensable. Si je tuais une créature, je pourrais utiliser ses ossements, improviser le rituel et rentrer au village. Mais la douleur pérenne à mon poignet me rappelait à une vérité cruelle : je n’avais pas le désir de mourir et si ces plans suicidaires me hantaient, c’était avant tout pour détourner mon esprit de la trahison de Nyra.

 

Sous le couvert des arbres, l’obscurité s’intensifiait et pourtant, j’avais les idées de plus en plus claires. L’avertissement qui m’avait tiré du sommeil me venait très certainement de mon totem. Les créatures de ces bois n’étaient pas aussi dangereuses. Aucune ne m’avait attaqué alors que j’étais à leur merci. Je me souvins de la chamane des os et de son désir de me voir rester.

 

Je me mis à courir, au mépris des branches mortes craquant sous mes pas, me moquant des rameaux crochus et des ronces qui éraflaient la fourrure épaisse de mes chausses. J’avais ficelé ma lance à mon paquetage, préférant m’en défaire plutôt que de la laisser freiner ma progression. Je voyais des ombres du coin de l’œil s’agiter autour de moi. Des yeux me fixaient, des bêtes détalaient ou crachaient à mon passage. J’aperçus une créature étrange, une sorte de puma aux cornes épaisses. Il m’évoqua aussitôt le crâne de la chamane. Il semblait me jauger du regard, avec la malice insolente des fauves et je fuis plus encore.

 

Si je m’attardais ici… Je deviendrais l’un des leurs. Ces bêtes intemporelles n’étaient pas les geôliers de ces bois : elles en étaient prisonnières. J’attribuai cette certitude à mon totem. La nuit m’effrayait moins. La soif et la faim qui m’avaient tiraillé tout l’aller me quittaient. Plus je songeais à la mission que je m’étais donnée, plus elle me semblait vaine. J’avais filé dans un piège. Ni Nyra, ni la chamane des os n’avaient jamais cru à ma quête. Courant à perdre haleine, je priais pour voir les arbres s’écarter et la nuit se dissiper. Je me prenais à rêver que l’espace ne fût pas aussi élastique que le temps en ces bois maudits.

 

~°~

 

Je n’avais même plus le cœur à haïr Nyra. Pourtant, sa seule évocation suffisait à faire saigner mon âme. J’avais peur de l’instant où il me faudrait annoncer au village entier que ma sœur avait trahi. Que j’aurais pu achever ma quête sans elle. Une aube hésitante poignit, mais je ne sus quel présage en tirer.

 

Un cri rauque me détourna de ma course effrénée. Je m’étais juré de ne pas m’arrêter. Rien ne m’attendait ici. Mais je tournai les yeux pour apercevoir un éclat de plumes immaculées sur un corps de vautour, laid et décharné. Mon cœur manqua un battement. J’étais presque certain que c’était lui qui m’avait tiré du sommeil lorsque je m’étais assoupi près du tumulus, mais je préférais me convaincre du contraire. Mon totem n’était pas téméraire, et j’avais vaguement conscience du fait qu’il prenait un risque, à s’introduire sur le territoire de la chamane des os.

 

Il amorça un long virage, comme s’il lorgnait une proie dans l’attente que son prédateur s’en désintéressât. J’hésitai un instant, puis me saisis de ma lance et me ruai vers la trouée dans les arbres que m’indiquait mon totem. Lorsque j’y parvins, il n’y avait plus la moindre trace du vautour, mais, en lieu et place, se tenait la terrible chamane.

 

« C’est trop tard, clamait la dame de ces bois maudits avec dans la voix l’arrogance d’une volée de corbeaux. Je t’ai laissé l’occasion de partir et tu ne l’as pas saisie. »

 

Avec terreur, j’avisai qu’elle s’adressait à la silhouette effondrée de Nyra. Ma sœur peinait à se relever et son visage était maculé de sang et givre. Dans le sillage de la chamane, se tenait, pétri d’arrogance dans son immobilité, le puma cornu que j’avais aperçu. Il était l’écho vivant du crâne que j’avais contemplé avec un respect mêlé d’effroi jusqu’à ce qu’il ne soit plus que poussière. Sous le soleil implacable du petit matin, son poil était d’un roux chaleureux. Je devinai un peu tard que c’était cette bête qui avait mis Nyra à terre.

 

Hors de sa présence, j’aurais pu dire que Nyra n’avait eu que ce qu’elle méritait, et que la prison de ses bois valait mieux que l’exil que mes pairs lui réserveraient. Elle m’avait manipulé et menti. Mais elle était ma sœur. Nous avions grandi dans la même meute. Ma poigne se resserra contre ma lance.

 

J’étais prêt à bondir et une sueur froide me gagna. Une hésitation dangereuse qui ne venait pas vraiment de moi. Je n’étais pas un lâche sinon je n’aurais pas entrepris cette quête. Je maudis intérieurement mon animal-totem. Il m’avait déjà sauvé de la faim, mais ne pouvait-il comprendre que ma sœur, malgré ses torts, valait mieux que sa stupide prudence ? Mon instant d’hésitation me fit trébucher sur le sol inégal, et je vis le fauve bondir sur Nyra.

 

Un loup noir au poil hérissé l’intercepta au vol. Les deux bêtes roulèrent dans la neige, chacune cherchant à saisir la gorge de l’autre. Aucun sang ne coula, c’était une lutte intemporelle, un tourbillon de flamme et d’ombre. La course du soleil avalé par la nuit.

 

Nyra se leva en titubant, marquant d’écarlate le blanc manteau des bois et elle s’échappa sous les cris menaçants de la chamane.

 

« Tu peux fuir, enfant-loup ! Tant que ton totem m’appartiendra, tu seras à moi ! »

 

~°~

 

Nyra quitta les lieux du combat pour se précipiter dans mes bras. Je la serrai un bref instant, assez pour sentir les battements de son cœur, une cavalcade furieuse à l’unisson des miens. Nous étions semblables et pourtant, je ne pouvais pardonner ses actes. Je la repoussai, sans violence, mais sans tendresse.

 

« Sig...

Tu m’as trahi, répondis-je, comme s’il ne s’était écoulé qu’un battement de cils depuis sa disparition de l’autre soir.

Nous devons partir.

Nous ? répétai-je, ébahi. Nous n’allons nulle part. Tu n’es venue avec moi… Tu n’es venue avec moi que pour tout faire ÉCHOUER ! » hurlai-je.

 

Et dans les arbres, des oiseaux s’envolèrent en criant, comme pour dénoncer mon esclandre naissant.

 

« Tais-toi, murmura Nyra. Tu ne sais pas de quoi tu parles. »

 

Malgré ses blessures elle avait reculé pour se tenir hors de portée de ma lance. Pour la première fois de ma vie, je la vis baisser les yeux et trembler. Le hurlement d’un loup nous rappela à une réalité plus pressante et nous fuîmes, Nyra ouvrant tacitement la marche.

 

De jour, elle était la plus fragile et je n’aurais pas voulu la laisser derrière moi. Elle progressait avec précaution, et, même si sa douleur était visible dans son pas irrégulier, je pris conscience avec soulagement que ses blessures n’étaient que superficielles.

 

~°~

 

Retrouver l’emprise de bois familiers fut un soulagement, même si la faim, la soif et l’épuisement me happèrent comme une meute acculant sa proie. Je tombai à genoux. Au loin, malgré l’entrelacement des branches et le brouillard, je distinguai l’étincelle lointaine des feux du village. Nous avions réussi. Ou plutôt nous avions échoué, mais sans le payer de notre vie. Je me relevai avec difficulté pour trouver Nyra, songeuse, se mordillant la lèvre. Si notre retour l’avait ébranlé, elle n’en montrait pas le moindre signe.

 

Nyra se proposa pour aller chasser et j’en tirai prétexte pour ne pas lui adresser la parole et lui épargner les reproches qui me hantaient, tels les nuages étouffants d’un orage à venir. Il n’y avait que le crissement ténu de nos pas dans la neige, et le craquement des branches que je cassai pour le feu.

 

Lorsqu’elle me le confia, je préparai sans mot dire le jeune sanglier que Nyra était parvenu à abattre, avec un silence presque outrancier, là où d’ordinaire la liesse aurait été de mise pour une telle prise.

 

« Je ne t’ai pas trahi, Sigvin. Ou pas de la manière que tu imagines. », précisa-t-elle devant le feu de mon regard.

 

Je répondis par un grognement. Aussi bas qu’elle pût être dans mon estime, je ne désirais pas l’enterrer davantage. Alors que nos pas nous rapprochaient du village, il m’apparaissait peu à peu que j’étais tout aussi incapable de rentrer avec elle que sans elle.

 

« Lorsque nous vivions ensemble dans la hutte, avant que mère ne disparaisse... »

 

Je fixai la viande au-dessus du feu et poursuivis la découpe.

 

« Elle nous parlait du cœur de la forêt, tu sais. Elle t’en parlait à toi aussi ? »

 

Je ne saisis pas la perche tendue. Je ne voulais pas lui parler. Elle n’était plus ma sœur depuis qu’elle avait anéanti mes chances de ramener la flamme ancestrale au village. Nyra soupira.

 

« Au village, personne ne la croyait. Pas même la chamane de l’ombre. Mais mère s’en moquait. Elle disait que seuls ses louveteaux lui importaient. Elle disait que les loups craignaient le feu, mais qu’elle craignait plus encore pour nous et qu’elle irait seule, dompter le cœur de la forêt. Qu’elle irait et qu’elle reviendrait, car nous avions besoin d’elle. »

 

Je cherchai une faille dans son récit, la marque d’un autre piège tissé à mon intention, mais n’en trouvai aucune. Je ne voyais pas où elle voulait en venir.

 

« Elle me laissa et partit. Tu n’étais qu’un bébé encore, et les anciens disaient qu’elle ne partirait pas, car il était trop risqué de t’emmener. Elle t’emporta avec elle. À la chamane des os, elle promit qu’elle ou l’un des siens reviendraient. Car nous étions ce qu’elle avait de plus cher et ce qu’elle promettait sur sa vie seule n’avait pas de valeur. Elle demanda à la chamane de lui montrer comment allumer le feu. Elle lui fit faire elle-même le rituel et récupéra les braises éteintes. »

 

Nyra poursuivait son récit sans fléchir, comme si elle se libérait enfin d'un secret trop lourd à porter.

 

« Celles-ci ne se rallumeraient que lorsque notre mère aurait accompli sa part du pacte. L'accord était fort simple : elle devait simplement y revenir, mais nul doute que la chamane l'y aurait piégé. Plus les gens s'attardent dans son domaine, plus elle a d'emprise sur eux. Mère le savait. Mais elle pensait néanmoins retourner au coeur de la forêt. Elle ne voulait pas que son engagement pesât sur nous. Mais elle n’en eut jamais l’occasion. »

 

Je sus gré à Nyra de ne pas réveiller de terribles échos en ma mémoire. La fièvre qui avait emporté notre mère n’avait rien eu de tendre et je ne voulais pas revivre ces instants. On m’avait longtemps menti, en prétendant qu’elle était partie dans les bois et reviendrait peut-être, car j’avais été un enfant inconsolable, et son souvenir suffisait à faire naître des larmes à mes yeux. Parfois, j’en venais à songer que la distance entre moi et mon père tenait davantage à ma peur de créer des liens qu’à la rivalité de nos clans. J’avais le sentiment qu’il le savait et que les plumes de corbeaux que je portais, étaient la seule concession accordée par mon cœur torturé.

 

Je relevai les yeux de ma cuisine alors que la viande grésillait timidement et sursautai en reconnaissant le loup noir à quelques pas de là. Nyra suivit mon regard et sourit.

 

« C’est lui qui m’a tout raconté. Il n’est pas mon totem et ne le sera jamais. Il est celui de mère. Nous devions achever la quête qu’elle s’était donnée. »

 

C’était maintenant Nyra qui jouait avec les braises du bout d’une branche, prétextant entretenir un feu qui n’en avait pas besoin.

 

« Je ne pouvais pas te laisser y aller seul, Sig'. Tu lui aurais donné ton âme et je t’aurai perdu à jamais.

J’aurais préféré mourir plutôt que de laisser le village en sursis, condamné à vivre dans la peur. »

 

Mes propres mots m’effrayèrent – j’en accuserais plus tard un certain vautour –, mais je ne mentais pas.

 

« Je le sais. Mais j’avais encore espoir de lui échapper et de nous sauver tous.

Lui échapper ? Ne lui as-tu pas offert ton totem ? »

 

Je roulai des yeux en direction du loup noir silencieux.

 

« Tu ne m’écoutes pas. Il n’est pas mon totem. Il est celui de mère. Je le connais depuis longtemps. Il rôdait dans le village. Il se cachait, je crois. Mais j’ai toujours eu de meilleurs yeux que tout le monde. »

 

Nyra eut un sourire en coin et un signe de la tête, vers quelque chose dans mon dos. Je me retournai en espérant que ce n’était pas une autre de ses mauvaises blagues. Le puma cornu était là, perché sur une vieille souche moussue, le menton sur les pattes.

 

« Elle l’avait capturée. J’entendais ses pleurs dans mes rêves. Je ne pouvais pas le lui laisser... »

 

La voix de Nyra faiblit, et, tandis qu’elle poursuivait sa triste litanie, je ne sus plus dire si elle me parlait à moi, à l’esprit avachi sur son promontoire neigeux ou à elle-même.

 

« C’est lui, mon animal-totem. Je ne suis pas une enfant de l’Hiver. Ni de l’Ombre. Ni même de Syliae...

Tu disais...

Ce que tu avais besoin d’entendre. Si je n’avais pas pu te convaincre, je n’aurais pas pu la berner elle. Si elle avait su que je savais pour le pacte de mère, elle n’aurait pas accepté de tomber dans mon piège. Si elle n'avait pas cru à notre fable, elle ne m'aurait pas donné le crâne. Ce qu’elle a fait, elle l’a fait pour échapper à la solitude, et j’aurais de la peine pour elle, si je n’avais pas dû arracher mon totem à ses griffes. »

 

Je vis du coin de l’œil le fauve cligner des paupières, en un signe de reconnaissance. Je me sentis jaloux de la connivence de Nyra avec les esprits. Le mien m’avait aidé à sa manière, en me menant là où il l’entendait sans l’ombre d’une explication, en m’accablant de lâcheté alors que je brûlais d’agir. J’avais le cœur partagé. Une partie de moi n’aspirait qu’à croire que Nyra n’était pas la traîtresse que j’avais haïe, tandis que l’autre s’offusquait qu’elle m’ait refusé sa confiance.

 

« C'est le départ de mère qui m'a liée à lui, je crois. Je n'avais pas eu le droit de la suivre. Le chaman avait interdit que je sorte de la hutte, de crainte que je courus à travers les bois pour la rejoindre. Alors j'ai usé des rêves et j'ai cherché mon totem. C'était peine perdue, car un totem se moque bien qu'on l'appelle de ses vœux, si l'heure n'est pas venue. Et j'ai dirigé mes pas vers le coeur de la forêt, essayé de franchir en rêve les frontières qu'on m'imposait en éveil. Et il m'a trouvé. Nous étions deux êtres désemparés, à l'abri du danger mais inéluctablement prisonniers. Je me suis juré de le délivrer. Il m'a prêté ses yeux. Et j'ai su qu'il était mon totem. »

 

Le puma demeurait impassible. Était-il flatté de l'entendre mettre des mots sur ses tourments ? Il ne semblait pas pressé de partir pour un esprit asservi depuis des temps lointains. Nyra reprit la parole, m'arrachant à la contemplation du fauve.

 

« Je n’avais pas le choix, petit frère. J’agissais pour la meute. Lorsque tu retourneras au village… Tu trouveras les braises dans l’âtre de la hutte, et tu les remettras à ton chaman. Ils comprendront que je suis perdue pour vous tous, mais que mon sacrifice était nécessaire. Ils me renieront, une fois de plus, et ce ne sera qu’un maigre prix à payer. »

 

Nyra avait prononcé ces mots d’une vois calme, mais une larme cristalline coulait sur sa joue.

 

~°~

 

« Nos chemins se séparent, petit frère. »

 

Je ne cherchai pas à la retenir. Il n’y eut pas d’étreinte cette fois-ci. Nous avions déjà tout dit, peut-être trop. Je hochai la tête, la gorge trop nouée pour prononcer le moindre mot.

 

Je rentrai au village d’un pas morne. Nyra m’avait prévenue la première, après tout. Elle n’était pas une enfant de l’Hiver. J’avais juste été présomptueux de supposer qu’elle était une enfant de l’Ombre. J’ignorais quelle place les puissances de Syliae réservaient au puma cornu, et je n’étais pas spécialement pressé de le découvrir.

 

Nyra était partie sans un regard en arrière. Mais non sans regret. Je la savais habile menteuse, à présent. Je franchis les remparts en songeant au récit qu’il me faudrait livrer. Nyra m’avait dit de ne rien cacher. Que personne ne lui donnerait la chasse hors du village, et que son totem insolite parviendrait à la protéger.

 

Mais ce disant, elle avait oublié un détail. Nos totems importaient peu. Nous restions deux louveteaux de la même meute.

 

~°~

 

« J’ai échoué, soupirai-je. Je préfère ne pas en parler, mes mots alimenteraient vos cauchemars des nuits durant. »

 

J’échappai aux explications publiques, mais pas à la volonté de mon clan. Je dus faire récit de mes mésaventures à la chef et au vieux chaman. Ils me laissèrent parler. Ne me jugèrent pas lorsque j’avouai que Nyra m’avait suivi. Je prétendis qu’elle avait péri et que j’avais dû rebrousser chemin. Si la chamane des os cherchait un jour querelle à mes pairs, je ne voulais pas lui donner d’excuses pour alimenter sa vengeance.

 

« Tout comme sa mère. », conclut le vieux chaman lorsque j’en arrivai à la triste fin de mon récit, et à l’évidence selon laquelle je rentrai sans les précieuses flammes.

 

À ma hutte familière, je retrouvai Zaraï. Il me renifla longuement, babines retroussées, condamnant ces fragrances étranges que je portais avec moi. Lorsqu’enfin il m’eut reconnu, nos retrouvailles se noyèrent dans un torrent de bave. J’exhortai Zaraï au calme, en vain. Je ne fus guère étonné de voir que dans l’âtre, le feu brûlait.

 

Dans un pot de terre cuite, je capturai les braises et des brassées de cendres grises. Je filai à travers la nuit en scrutant les ombres. J’y cherchai la silhouette familière d’un grand loup. Je ne tardai pas à la trouver et elle me rendit mon regard, en une reconnaissance tacite. Il me protégerait de la chamane des os, autant qu’il lui était possible, mais sûrement pas de celle auxquelles mes pas me menaient.

 

Lorsque je m’introduisis dans le repaire de la chamane de l’Ombre, je ne fus pas surpris de voir qu’elle m’attendait. Avec honte, je lui épargnai les mensonges dont j’avais abreuvé mon clan. Elle ricana, et, lucide quant à mon trouble, m’assura avec peu de délicatesse que son homologue de l’Hiver n’en avait pas été dupe.

 

Elle accueillit le précieux feu avec la réticence légitime de la nuit face aux flammes dansantes. Elle céda à mes exigences. Je ne voulais être mêlé à rien de cela. Le nom de Nyra ne devait pas être sali. Elle ne démentirait pas non plus ma version de ma quête. Elle placerait les braises sur la muraille et promettrait à tous que l’Ombre avait accepté d’amoindrir l’obscurité de ses nuits par égard pour le village de Syliae.

 

« C’est dommage, conclut la chamane. Tu aurais été plus utile à mon clan. Tout comme Anri. »

 

Je sentis son regard s’attarder sur la fourrure qui dissimulait les plumes de corbeau. Je résistai à la tentation de l’interroger sur l’initié félon. L’incident m’apparaissait sous un jour nouveau. Un initié que personne ne semblait vraiment connaître avait permis au loup de mère d’éteindre l’un des feux… C’était une ruse dont Nyra était capable avec l’appui d’un esprit de l’Ombre. Je ne mordis pas à l’hameçon. J’étais un enfant de l’Hiver, et Nyra avait renoncé à l’Ombre pour braver les périls des bois. C’était pour elle comme pour moi un voyage sans retour. Je m’enfuis aussitôt que politesse et lâcheté me le permirent.

 

Au-dehors, un loup d’Ombre patientait, assis comme un chien de garde. Il se dissipa aussitôt que j’en détournai les yeux et Zaraï vint japper dans mes jambes, bien décidé à me faire regretter mes nuits d’absence.