Illustration par Tiphs

Promesse de ruine

 

« Je ne l’aime pas », avouai-je.

 

Nathvyr, aux abois, me lorgnait en fronçant les sourcils. Le conseiller de mon père répugnait à se retrouver seul avec moi. Il répétait sans cesse ne pas savoir y faire avec les enfants et ne faisait pas la moindre distinction entre un nourrisson au sein et la jeune femme que je devenais.

 

« Vous n’avez pas à l’apprécier, Sorya, lâcha-t-il lorsqu’il eut la triste certitude que mes mots ne s’adressaient à nul autre que lui. L’Invocatrice Elzara n’est là que pour assurer votre protection. Ne voyez en elle qu’un serviteur parmi d’autres. »

 

J’eus un rire étouffé qui sonnait terriblement faux. Nathvyr se déroba, marmonnant quelques mots presque inaudibles concernant ses obligations et me laissant le soin de pénétrer seule dans la grande salle.

 

Un petit attroupement s’était créé autour de la magicienne, et mon entrée ne m’attira qu’un demi-regard. J’enrageai. Cette cérémonie avait été donnée pour moi à l’origine, mais mon père avait eu le caprice, avant son départ, d’y convier l’Invocatrice. Notre maison était puissante au sein de Zarahyn, et elle avait été accueillie avec les honneurs.

 

Le siège confortable qu’elle occupait, nappé de velours safrané, avait des allures de trône. La rivière d’or de sa chevelure ruisselait sur sa robe d’un blanc délicat rehaussé d’un orange vif. Elzara n’avait jamais eu l’intention de se fondre dans la masse et elle avait pris soin de laisser visible, sur sa gorge nue, le médaillon argenté qu’elle portait, orné du symbole de ma famille. Je m’avançai vers elle, avec l’impression de braver sa cour, fendant la petite foule des curieux amassés. Frères et cousins, serviteurs et marchands de passage venus requérir la protection de mon père, tous s’étaient regroupés pour entendre les récits fabuleux de l’Invocatrice et observer de plus près le monstrueux tigre blanc assoupi à ses pieds.

 

J’avais croisé le regard de la bête, une fois. Il s’en dégageait une intelligence mauvaise. Il gardait les yeux mi-clos, avec l’insolence de feindre se désintéresser de la scène qui se jouait là, comme s’il n’était qu’une vulgaire descente de lit, d’un blanc neigeux barré de rayures dorées.

 

« Je ne veux plus de cette bête ici. », déclarai-je.

 

Le fauve s’était dressé, crachant, laissant étinceler ses crocs à la lueur des lampes à huile. Elzara n’avait rien eu de plus qu’un rictus, un demi-geste à son attention et un silence entendu pour lui intimer la paix.

 

« Comme il vous plaira. »

 

Son ton et son visage étaient demeurés effroyablement lisses, autant que les manches soyeuses qui embrassaient le moindre de ses mouvements. Elle avait l’élégance des courants immuables. Et la créature s’était retirée, princière, ses pattes effleurant les dalles de marbre dans un silence troublant.

 

J’avais cru que l’Invocatrice la suivrait. On disait que les Invocateurs et leurs familiers partageaient un lien si fusionnel qu’ils se survivaient rarement l’un à l’autre. Elzara resta à me fixer, l’air faussement affable, avec des manières de chat que rien ne contrariait jamais. Elle avait gardé une main à peine relevée, laissant faire saillie, hors de ses manches interminables, un bracelet de verre épais. Les glyphes dorés qui marquaient la surface orange du bijou me semblaient véritables et j’en conçus un certain regret. J’aurais aimé pouvoir targuer la magicienne d’imposture et me défaire d’elle sans avoir à en rougir. Elzara attendait poliment, mais je n’avais nulle autre requête à lui adresser.

 

Des murmures étonnés ne tardèrent pas à me cerner de toute part. J’avais vaguement conscience que mon irritation détonnait avec l’image gracieuse à laquelle j’aspirais. En l’absence de mon père, j’aurais dû être irréprochable. Je me défilai, me saisissant d’un verre de vin et fuyant vers les balcons, laissant l’air glacé apaiser les flammes qui me rongeaient.

 

J’entendais ça et là quelques éclats de rire. J’étais certaine que la magicienne n’avait rien perdu de sa superbe, et qu’elle trouverait d’autres tours pour distraire sa cour. Je ne savais pas pourquoi mon père persistait à lui faire confiance. Nous appartenions à une famille riche et désunie, un arbre improbable aux trop nombreux embranchements. Les Invocateurs s’étaient ralliés à la cause de mon cousin Ysnos. Ils ne pouvaient pas m’être favorables.

 

Et j’entretenais à leur égard mes propres griefs. Les Invocateurs et leurs bêtes de cauchemar avaient tué ma mère. Je n’avais jamais pu voir que mensonge dans leurs manières placides, même si, avec les années, une partie de moi concédait qu’il ne s’agissait sûrement que d’une terrible coïncidence. J’avais assez grandi pour admettre que n’importe quel autre assassin aurait exécuté avec brio cette macabre besogne. Mais c’était un invocateur qui s’en était chargé, et de fait, je les haïssais. Elzara l’avait senti. Malgré tous les talents de ma guilde pour la manipulation, je n’avais jamais pu lui cacher ma rancœur.

 

Nathvyr s’était risqué à venir me trouver dans ma retraite, avant de renoncer. Il avait tenté de me distraire de mes pensées moroses. Usé du nom de mon père pour me rappeler la nécessité de me montrer à mes hôtes. Il m’avait convaincu, mais ce n’était pas assez pour me conférer la force d’agir. Mon cousin ne tarderait pas à apparaître, et je préférais limiter nos échanges et éviter ces conflits qui lui donnaient toujours le beau rôle. Face à lui, je n’étais qu’une gamine insolente que l’on avait omis de marier dans un moment d’égarement, là où il était l’héritier désigné des trésors de nos aïeux.

 

« Tu as peur parce que tu as toujours été seule. »

 

Je sursautai. Ce n’était plus le vieux conseiller. C’était un étranger, un de ceux qui accompagnaient l’Invocatrice, comme si le monstre à ses côtés n’était pas suffisant pour la protéger.

 

« Je n’ai pas peur », répondis-je avec un froncement de sourcil.

 

Il rit aux éclats, comme si je m’étais fendue du plus fin trait d’humour de la soirée.

 

« J’en doute. Tu restes tapie dans ta tanière. »

 

Je le foudroyai du regard. C’était un homme élégant aux traits acérés et aux yeux aussi brillants que les quelques bijoux de perle qu’il portait. Ses cheveux longs, simplement retenus par un ruban sans attrait, trahissaient qu’il n’avait pas l’habitude de semblables occasions. Mes hôtes usuels avaient le sens du détail. Lorsqu’il parlait, c’était avec l’accent chantant des voyageurs de la cité crépusculaire. Mais ce n’était pas une excuse pour justifier ses manières. Le tutoiement me gênait. Je me sentais aussi ridicule que quand j’affrontais mon cousin. Lui aussi me tutoyait, comme si ce privilège ne servait qu’à me rabaisser.

 

« Tu peux me haïr si tu veux. Je saurai faire semblant de ne pas le voir. Mais Elzara est venue pour te protéger et tu ne devrais pas lui manquer de respect de la sorte. »

 

L’amertume sourdait dans ses mots, et une certaine sérénité : ce que je pensais de lui ne lui importait pas. Je glissai sur lui un œil intrigué. Il ne me regardait pas. Il fixait les vergers en contrebas, se perdait dans les allées des jardins silencieux. S’il avait eu le choix, il aurait sûrement préféré être ailleurs.

 

« Je ne vous hais pas, ripostais-je. J’ai bien assez d’ennemis pour ne pas perdre mon temps avec vous. »

 

Je m’éloignai avec raideur. L’étranger était trop sûr de lui pour avoir franchi par hasard les portes du manoir. Il pouvait être un espion de mon cousin cherchant à me pousser à la faute. Je m’étais assez ridiculisée pour une soirée.

 

~°~

 

Je revis l’étranger. Il ne redoutait pas les usages de la guilde des Courtisans et me donna son nom sans hésiter : Malgeyth. Quiconque confiait son nom à un Courtisan entrait à son service, s’il lui était inférieur. Je feignis de reconnaître en lui mon égal et n’en tint pas compte. Il y avait quelque chose d’apaisant dans sa compagnie. Ses paroles sans tendresse et ses mots sans fioriture sonnaient moins faux à mes oreilles. Une sobriété bienvenue dans mon monde toujours vibrant d’étoiles, de dorures et d’illusions. Il me parlait d’Aubelune, du murmure des fontaines et des secrets qu’elles scellaient. Il n’essayait pas non plus de me charmer.

 

Ses rares compliments avaient la dureté élégante du bel acier et sa réserve perpétuelle me sauvait des rumeurs dont nos échanges auraient pu être l’objet. Ou presque. Iona, une amie de longue date m’avait déjà écrit deux fois pour tâcher d’en savoir plus sur mon curieux visiteur, et je lui avais répondu brièvement qu’il n’était pas ce qu’elle croyait, et que je l’aimais pour cela.

 

À travers le regard de Malgeyth, Elzara m’effrayait moins. Je ne l’appréciais toujours pas, mais je comprenais qu’elle se cachait sous un tissu de mensonges et qu’elle jouait de son statut faute d’autre carte maîtresse en sa possession. Malgeyth était l’un de ses compagnons de voyage, mais il m’avait soutenu qu’il n’y avait aucun lien notable entre eux, et qu’ils n’avaient pour unique point commun qu’un certain désir de me voir rester en vie.

 

À en croire les rumeurs, Elzara et mon cousin se tournaient autour, l’un essayant de séduire l’autre dans une danse calculée et sans sentiment. Je ne savais de qui je souhaitais la victoire. Malgeyth disait que la magicienne me serait loyale, qu’elle n’était venue à Zarahyn qu’au seul dessein d’honorer la mission confiée par mon père et qu’il n’était pas nécessaire d’être une Courtisane pour feindre l’intérêt.

 

En dépit de ses mots tranchants, Malgeyth ne jugeait pas. Je m’ouvris de mes peurs, allant jusqu’à lui narrer, dans un moment d’égarement, ce que je me souvenais de la nuit terrible où l’Invocateur avait tué ma mère. Un cri, un silence effrayant, et ma porte bloquée jusqu’au matin, dont on ne m’avait libérée que pour me renfermer de nouveau, me priant de ne pas sortir.

 

J’ignorai ce qui avait pu mener un Invocateur à éliminer une Courtisane de Zarahyn. Mon père m’avait dit, il y a des années de cela, qu’elle avait été vengée, mais cela n’avait jamais réparé la brèche dans mon cœur. Ma mère était morte pour rien, et son assassin tout autant.

 

Malgeyth avait acquiescé sombrement, à mon grand soulagement. S’il s’était moqué de moi, j’aurais sûrement regretté de m’être laissé aller à la confidence. Et une jeune fille de plusieurs années ma cadette était venue sur le balcon nous offrir des cartes de présage. Ce n’était rien de plus qu’un jeu d’enfant. Des cartes marquées de glyphes sur une face, et d’une prémonition sur l’autre. L’usage voulait qu’on en présentât une ou plusieurs à chacun des convives jusqu’à n’en garder plus qu’une seule. Je baissai les yeux sur celles qu’on nous tendait. De ce que je pressentais des symboles, ils étaient tous deux de sombres auspices. Alors que Malgeyth s’apprêtait à se saisir de l’un d’eux, je retins sa main et congédiai sèchement la jeune fille qui s’en alla, déçue. Mon ami me regardait avec perplexité et je ne pouvais pas le lui reprocher : le talent de lire les glyphes était rare. Les magiciens en déchiffraient certains, mais je n’étais qu’une Courtisane sans aucune éducation magique.

 

« Serais-tu superstitieuse ? s’enquit Malgeyth, amusé.

— Un présage de ruine ne sera jamais bon à lire, grondai-je.

— Je ne sais pas. Il est parfois bon d’avoir un coup d’avance, avant que le sol ne tremble. »

 

Je songeai à mon cousin que je n’avais pas revu depuis des jours. J’espérai que Malgeyth se trompait. Je pris conscience que je lui tenais toujours le poignet et le lâchai, embarrassée. Il ne l’avait même pas remarqué, perdu dans ses propres pensées.

 

~°~

 

Je goûtai enfin une paix précaire, ou du moins l’aurais-je pu, si Iona n’était pas venu semer le doute dans mon esprit. C’était l’épouse d’un Arpenteur, et ses passages à Zarahyn se faisaient rares. Elle y visitait plus souvent ses amants qu’elle n’entretenait notre vieille amitié. Tout, ce jour, de son ravissant décolleté à son maquillage appliqué qui faisait écho à son indomptable chevelure noire, clamait que sa présence en ma demeure était une concession coûteuse à un rendez-vous plaisant. Son avis ne m’en était pas moins précieux. Elle passait sa vie à voyager là où je n’avais jamais quitté ma cité natale.

 

Iona n’y alla pas par quatre chemins, m’attirant à l’écart, me traînant par le bras à la limite de me pincer, comme lorsque nous étions enfants et qu’elle avait un ragot digne d’intérêt à me communiquer d’urgence. Mais, au lieu des paroles enjouées qui nous agitaient alors, c’est un murmure étouffé qui franchit ses lèvres.

 

« Tu ne devrais pas lui faire confiance, me souffla-t-elle. J’ai vécu à Aubelune. Je connais les Invocateurs. Ils ont tôt fait, dès qu’ils se retrouvent hors des murs de leurs cités, d’user de tous les artifices de leurs arts pour arriver à leurs fins. Malgeyth est très certainement la forme humaine de cette bête que tu as bannie de ton salon. Combien d’hommes se sont attardés en ta compagnie pour le seul plaisir désintéressé de ta conversation ? » demanda-t-elle, sardonique.

 

Ses accusations me laissèrent pantoise, à tel point que j’oubliai de m’offusquer de son insinuation. J’avais entendu les rumeurs, et on prêtait tant de magies aux familiers d’Aubelune qu’on les disait capables de tout. La guilde des Mages de Folian usait des mêmes stratagèmes, et j’avais fini par prendre le pli de ne plus croire à rien dont je n’avais pas été témoin. Ma propre guilde, celle des Courtisans, entretenait volontiers son lot de mystères et de savoirs occultes. Nombreux de ceux qui tombaient dans nos filets succombaient à plus qu’un regard.

 

Mais j’étais seule et j’avais besoin d’alliés fiables. Entre Malgeyth et Iona, mon choix était fait depuis longtemps. J’appréciais l’étranger, mais il demeurait une concession naïve, une solution par dépit, une ancre à laquelle je me raccrochais désespérément parce que mon univers entier vacillait en l’absence de mon père.

 

Je le sommai de se confronter aux pierres de vérité, fuyant le regard blasé qu’il m’adressa. J’aurais préféré une colère froide à sa déception, j’aurais eu moins le sentiment d’être une enfant bornée sujette aux caprices. Devant les pierres, il jura n’être le familier d’aucun Invocateur, et sûrement pas celui de l’Invocatrice Elzara. Les gemmes ensorcelées lui donnèrent raison, et ma sotte suspicion me priva non d’un allié, mais d’un ami. Car j’avais la réponse à la question acide d’Iona. Aucun. Je n’avais jamais eu d’amis comme l’étranger et la simplicité de cette relation la rendait rare et précieuse, comme une sculpture de verre que j’aurais pulvérisée au sol, pour éprouver la conviction idiote qu’elle ne pouvait être brisée.

 

Malgeyth m’évita autant que ses devoirs l’y autorisaient, et nous n’échangeâmes plus que de vagues banalités, comme s’il redoutait que me prît la fantaisie de retourner contre lui ces piques si aiguisées dont il jouait d’aventures. Nous n’étions jamais seuls, et la politesse appliquée derrière laquelle il se cachait m’interdisait de lui adresser le moindre mot, qu’il fût reproche ou excuse.

 

Mais j’étais une Courtisane de Zarahyn, et, même si ma liberté d’action s’amenuisait de jour en jour, mes invitations ne pouvaient être ignorées. Je conviai la magicienne et sa clique, une fois de plus, et veillai à bloquer Malgeyth sur ce balcon battu par les vents où nous nous étions rencontrés, la première fois.

 

« Je suis désolée, déclarai-je dans un murmure.

— Je ne t’en veux pas, répondit Malgeyth sur un ton égal. Il faut du courage pour admettre ses erreurs. »

 

Il ne s’en retira pas moins. Dans le silence glacé qui suivit son départ, je saisis l’ampleur de sa blessure. J’étais cernée d’ennemis, il le savait, mais c’était de lui que j’avais choisi de douter.

 

L’esprit agité, je refusai une des innombrables invitations de mon cousin au risque de le laisser m’accabler plus tard de reproches légitimes. J’étais décidée à l’ignorer jusqu’à la fin des temps, si mon père ne revenait pas avant.

 

~°~

 

Une vague de morosité me gagna. J’avais l’impression de n’être plus qu’une marionnette apprêtée en ma propre demeure et de réciter le texte qu’un autre avait écrit pour moi. Nathvyr m’évitait, et la lâcheté de sa manœuvre ne m’émouvait plus. J’avais opté pour la facilité, prétendu que la présence d’Elzara et d’Ysnos allait de l’ordre des choses. Des choix qui se présentaient à moi, j’avais fait celui de l’autodestruction, persuadée que quelqu’un me sauverait. Malgeyth, Iona, mon père… Il faudrait bien que quelqu’un m’arrachât à mes propres démons.

 

Ma résolution inébranlable avait volé en éclat. J’avais cessé de nier l’existence de mon cousin, me risquant même à répondre publiquement à l’une de ses invitations. J’avais le sentiment de vendre mon âme, mais j’étais prête à entendre l’offre scandaleuse qu’il me ferait pour s’arroger ma fortune et mes droits. Ma simple présence avait déclenché des murmures indignés. J’avais vu Malgeyth renoncer à son masque impassible, et se fendre d’un haussement de sourcil à mon intention. Mais il n’avait pas bravé la foule pour se porter à ma hauteur, il s’était contenté de m’observer, de suivre mes mouvements d’un œil dépréciateur. Une attitude minable que partageaient les partisans de mon père. Je savais ce qu’ils pensaient, tous, que tout n’était pas perdu. Que la fière et arrogante héritière que j’étais pouvait bien encaisser davantage que les magouilles de bas étage de mon cousin.

 

Mais j’étais lasse, écœurée du goût du sang avant même de l’avoir versé. Ces luttes silencieuses, ce n’était pas ce que j’avais souhaité. J’avais été propulsée dans l’arène, et je n’entendais pas fournir le spectacle attendu.

 

Je reçus une lettre ambiguë d’Iona. Je sentis à travers son propos qu’elle cherchait à dénouer les fils, qu’elle voulait trouver un moyen de prendre parti pour moi sans contrarier son époux. Je la brûlai. Ses mots ne m’avaient pas apporté le moindre réconfort. Il était trop tard. J’avais tenu tête, mais j’étais morte à l’intérieur, je n’étais plus qu’une coquille vide faisant le deuil d’une existence aussi fugace qu’une gerbe d’étincelles. Je n’avais jamais été douée pour entretenir des amitiés, mais j’étais résolue à ne plus nuire à ceux que j’appréciais. Je ne déposais pas les armes pour que d’autres s’en saisissent.

 

Ma passivité joua contre moi. Elzara quitta Zarahyn. On disait que mon cousin n’était pas parvenu à l’acheter, mais qu’il avait su garder prisonnier le tigre dans l’enceinte du manoir. Ysnos avait toujours semblé convaincu (bien plus que moi, en tout cas) que l’Invocatrice m’était loyale. Avec son familier à sa merci, il n’aurait plus rien à craindre d’elle.

 

J’avais naïvement cru que les choses en resteraient là et qu’Ysnos se contenterait de m’amadouer. Quant à mes gens, j’avais eu l’égoïste pensée qu’ils se plieraient tacitement à ma résignation. L’aveuglement me gagnait, et il perdura jusqu’à cette nuit où Malgeyth vint me tirer du sommeil, une dague à la main.

 

Le fil de la lame étincelait, moins tranchant que son regard. Il eut un geste apaisant et je me retins de hurler, à défaut de pouvoir ralentir les battements de mon cœur et refouler les démons du passé qu’une telle apparition ravivait.

 

« Sache qu’on se bat dans les couloirs, et qu’il ne faudra que quelques minutes pour que les hommes d’Ysnos soient à ta porte. »

 

Les propos de Malgeyth firent sens dans mon esprit.

 

« Je ne me battrai pas. », répondis-je d’une voix faible.

 

Malgeyth me traita d’idiote, m’agrippa fermement par le bras, et m’emmena à sa suite à travers les couloirs. Un silence surnaturel hantait la demeure, entrecoupé de pas précipités et de cris.

 

Dans un flot de murmures, mon compagnon d’exil esquissait un plan de fortune et de folie. Si je fuyais à Aubelune, Elzara m’aiderait. Peut-être vaudrait-il mieux pour moi risquer de rallier Folian et de me confronter à sa cour plutôt que de subir les foudres d’Ysnos. N’avais-je pas des alliés chez les Arpenteurs ? Iona me soutiendrait probablement. Je voulais acquiescer, mais les mots se perdaient dans ma gorge nouée. Je n’avais jamais songé à partir. J’avais trop de souvenirs entre ces murs. Une partie de mon âme résidait là, ancrée aux mystères de Zarahyn, cramponnée au fantôme de ma mère.

 

J’avançais, mais j’étais un pantin désarticulé que Malgeyth bringuebalait. Je le guidai par des indications hachées. Je connaissais la demeure. Nous n’avions qu’à rejoindre l’escalier dérobé qui permettait de regagner l’arrière-cour depuis les balcons. J’étais à bout de souffle, mais le pas de Malgeyth ne faiblissait pas, et son étreinte m’obligeait à tenir le rythme.

 

Je me prenais à croire à cette échappatoire qu’il m’avait promise. Mais j’avais omis un détail d’importance : Ysnos connaissait le manoir presque aussi bien que moi et il nous barra la route au détour d’un couloir. Je reconnus Nathvyr marchant à sa suite, et m’étonnai presque de lui trouver l’air si furieux.

 

« Où crois-tu aller, cousine ? » demanda Ysnos.

 

Cette voix réveilla des échardes dans mon cœur. Chancelante et désarmée, je fis face à mon cousin. Il m’avait toujours évoqué le reflet mauvais de mon père. Il possédait la même stature élégante et le même charisme spontané, mais je n’avais jamais pu voir en lui qu’un imposteur. J’avais l’impression qu’il avait dérobé les traits affables de mon géniteur pour les dénaturer. Une partie de moi, la plus sauvage, aspirait à me jeter sur lui pour lui griffer les joues et arracher par mèches ces cheveux bruns trop familiers. Mais j’étais paralysée, figée par la magie insidieuse de mes pairs. S’il ne voulait pas que je parte, je ne partirais pas.

 

« Je vais où bon me semble en ma propre demeure. », rétorquai-je en évitant de le regarder dans les yeux.

 

Je n’avais pas la force de lui tenir tête. Je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Il m’ordonna d’avancer et je me surpris à obéir. Je sentais peser sur moi le regard de Malgeyth, et regrettai de ne pas l’avoir averti de ce dont il ne tarderait pas à s’apercevoir de lui-même. Si l’on prêtait magie et influence à ma guilde, j’étais loin d’égaler mon cousin à ce jeu-là. Pourquoi aurait-il eu besoin d’une armée là où il lui suffisait de me soumettre d’un mot ? Les combats dans les couloirs n’étaient pas de son fait, compris-je. Ils étaient la tentative désespérée de mes partisans pour m’arracher à son emprise. Et je leur avais failli, une fois de plus.

 

J’avais tremblé à chaque pas qui m’avait éloigné de ma chambre. Je ne frémis même pas lorsqu’Ysnos donna l’ordre d’abattre Malgeyth. Mais je l’entendis sombrer et mon cœur saigna. J’aurais voulu me porter à son secours, mais toute volonté m’avait abandonnée. J’avais l’impression de contempler la scène par des yeux étrangers, secs et sans âme.

 

~°~

 

On pouvait reprocher bien des choses à la guilde des Courtisans, mais sûrement pas de mal traiter ses prisonniers. Officiellement, on disait que je m’étais rangée à sa cause de mon plein gré, et les gens qui m’étaient chers ou se considéraient comme proches de mon père me fréquentaient le moins possible, peu désireux d’avoir à tenir des discours qu’ils ne validaient pas.

 

Ysnos lui-même m’évitait. Il n’y avait jamais eu grande fierté au sein de notre guilde à arracher l’autorité à ses pairs. Il avait beau me mépriser, nous étions du même sang, et s’il s’était vanté de sa victoire facile, on aurait pu la retourner contre lui. Il n’était pas sot. Il ferait savoir à Folian que j’étais son alliée. J’enrageai. Car je me doutais que mon père comprendrait, et qu’il serait peiné pour moi.

 

Ayant toute autorité sur le domaine, Ysnos avait repris les pourparlers avec les Invocateurs. Ceux-ci avaient hâte de faire table rase du passé – la mort de ma mère n'était malheureusement pas un grief isolé même s'il était singulier par sa hardiesse et sa violence - et de sceller des accords durables entre Aubelune, leur cité, et Zarahyn. Nous étions un passage facilité pour eux pour atteindre les richesse de Folian, l'immense capitale, dont l'inimitié atavique de la guilde des Mages leur avait depuis longtemps barré les portes.

 

Les Invocateurs étaient donc prêts à négocier, même si cela revenait à convaincre un à un chacun des Courtisans présents dans notre ville. Mais Aubelune se montrait méfiante, frileuse à l’idée de sceller par son attention le règne naissant de mon cousin. Ysnos vint me trouver, me reprochant mon mépris à l’égard des Invocateurs. Je feignis de ne pas saisir ce à quoi il faisait allusion. Je ne désirais pas l’entendre souiller la mémoire de ma mère.

 

Il en joua, avec aux lèvres un rictus de prédateur. Il prétendit que Malgeyth avait survécu à ses blessures, et qu’il ne tenait qu’à moi de le libérer. Ysnos voulait la paix avec les Invocateurs. Si je renonçais à mes « anciennes rancunes », il laisserait partir mon ami.

 

Je ne cédai pas. Après tout, rien ne me prouvait que Malgeyth était encore en vie. Mais je n’étais pas aussi forte que je l’aurais souhaité. Et l’espoir était une créature pernicieuse que je n’arrivais pas à garder durablement loin de moi. Je m’abstins de concéder la moindre promesse, mais j’exigeai de le voir. Un aveu de faiblesse auquel Ysnos consentit.

 

Malgeyth ne jouissait pas du même luxe que moi. Sa cellule était une pièce sans attrait aux meubles rares, baignée de poussière et d’ennui. Les chiches rayons qui y pénétraient, atténués par de vieux rideaux, ne suffisaient pas à rendre les lieux chaleureux. Il restait recroquevillé dans un fauteuil épais, et son attitude, comme le bandage qui lui barrait la taille, trahissait une douleur en sommeil.

 

Il ne se leva pas lorsqu’il me vit, mais il ouvrit de grands yeux étonnés. Son visage se crispa.

 

« Je ne veux pas de tes excuses. », déclara-t-il en guise de salut.

 

Ses mots me prirent au dépourvu, alors que je cherchais encore les miens. Je me figeai, interloquée, tentant de déchiffrer dans son regard fuyant ce qu’il ne me disait pas. J’avais rêvé de ces instants, j’avais espéré me blottir dans ses bras et l’entendre me répéter que nous pouvions quitter Zarahyn pour le ciel trop bleu d’Aubelune. Maintenant que je n’avais plus rien, et que les couloirs mêmes de ma demeure me paraissaient étrangers, je prenais seulement mesure de ce qu’il avait risqué pour m’aider.

 

« Les pierres mentent. Je suis l’allié d’Elzara. Je suis le familier que tu as banni hors de tes murs. », murmura-t-il sans me regarder.

 

Il sourit aux vieilles tapisseries du mur, d’un sourire arrogant, le sourire carnassier du fauve qu’il était.

 

« Je ne veux rien de toi. Je ne veux pas être libéré. Promets-moi... » reprit Malgeyth avant de se taire subitement, comme s’il avait pris conscience que sa requête avortée entravait ses propres résolutions.

 

Je n’avais ni envie de l’écouter, ni envie de le croire. Qu’il mentît ou non ne m’importait pas. Qu’il ait menti ou non par le passé ne m’importait plus. Je le lui dis, dans un soupir aux accents de sanglots. Il avait tant risqué pour moi… S’il désirait m’entendre ruiner les espoirs de paix entretenus par Ysnos, je le ferais pour lui.

 

Je lui dérobai une étreinte avant de prendre la fuite, les joues couvertes de larmes.

 

~°~

 

J’avais été plus habile menteuse par le passé. J’étais une Courtisane de Zarahyn. Je n’aurais pas dû chercher la confrontation avec Ysnos. J’avais conscience, ce faisant, de lui fournir l’occasion qu’il attendait pour m’écarter irrémédiablement de mon domaine et du devant de la scène. Il me chassa et m’offrit une belle prison dorée dans une dépendance éloignée, dépourvue de jardin tant elle mordait sur le désert impitoyable.

 

Par temps clair, au firmament infini, les rumeurs disaient que l’on voyait poindre les remparts du Bastion. Mais j’en venais à croire que c’était un mirage de plus. Pour autant, je n’éprouvais pas le moindre regret. La colère froide qui m’animait n’aurait pas pu rester en sommeil éternellement.

 

Je me sentais plus seule que jamais. Livrée à mes propres pensées, je rejouais les scènes des mois écoulés. Je me demandais si Malgeyth était véritablement le tigre d’Elzara. Si c’était le cas, je m’en voulais de l’avoir chassé. Mais se serait-il présenté à moi sur les balcons s’il avait gardé son imposante apparence, à feindre l’indolence dans l’ombre de l’Invocatrice ? Avec le recul, mes propres rancœurs me semblaient vaines. J’avais l'impression d’avoir trahi la confiance de mon père. Il m’avait dit de me fier à la magicienne et je l’avais fuie. Il la pensait différente et je ne l’avais pas cru. Au bord du précipice, j’avais refusé la main qu’elle me tendait, sous prétexte qu’elle portait les couleurs et la marque de souvenirs honnis.

 

Le confort de ma prison n’avait rien à envier au manoir de Zarahyn, mais dans la torpeur tranquille de l’après-midi, les pâtisseries sucrées me paraissaient fades et le temps s’écoulait avec une lenteur désolante. Les nuits succédaient aux jours, mais j’avais cessé d’espérer, d’attendre ou de vivre. Les nouvelles qui me parvenaient de mon domaine étaient ineptes et déformées. Personne ne voulait rien m’apprendre d’important, conscient que chaque mot pouvait être disséqué. Je reçus plusieurs missives d’Iona, accompagnées de petits présents. Elle m’avait joint plusieurs invitations, dans la perspective évidente que mon cousin se sentirait forcé de se soumettre aux usages de notre guilde pour me libérer quelques soirs. Je les gardai comme autant de trésors, mais je n’étais pas pressée de les honorer. Je redoutais de lui attirer des ennuis. Pour qui, comme elle, tirait sa fortune du commerce, de mauvaises fréquentations pouvaient être un luxe déraisonnable.

 

~°~

 

Alors que je subissais les affres de l’ennui, un jeune page silencieux vint me remettre une missive. Tracée de la main d’Elzara, elle déclarait mettre fin aux engagements qu’elle avait pris à l’égard de mon père. Je la lus les yeux secs. Je n’avais jamais fait confiance à la magicienne en dépit de l’opinion favorable que Malgeyth avait d’elle. L’Invocatrice évoquait avec des précautions discutables les récents troubles survenus en ma demeure, et prétendait y déceler un présage de ruine. Elle laissait à d’autres le soin de se soucier de mon sort, certaine que je saurais m’adapter à ma nouvelle situation. Elle avait assez fréquenté mon cousin pour deviner que nous avions cela dans le sang.

 

Ses derniers mots me souhaitaient réussite et prospérité, une formule convenue qui m’arracha un rire aigre. Elle avait toujours été complice de cette prison où l’on m’avait jeté.

 

Une phrase me surprit alors. Elle me priait de ne pas garder rancune envers Malgeyth, et prétendait que le tigre n’était pas son familier, mais celui de son frère, mort pour l’assassinat d’une Courtisane.

 

Mon sang se glaça. Je compris l’allusion. Je me rappelais du regard inexpressif qu’avait eu Malgeyth lorsque je lui avais narré ma triste histoire. Et je me souvenais de la retenue qu’il avait lorsqu’il parlait d’Elzara et de la distance qu’il maintenait quand il peinait à justifier ses manières. S’ils ne partageaient pas le lien mental qu’on prêtait aux invocateurs et à leurs familiers, alors il s’était toujours contenté de commenter les actions d’une étrangère. Cette évidence m’apaisa. J’aurais envié un tel lien avec Malgeyth et je n’aimais pas l’idée d’être jalouse de la magicienne.

 

Elzara précisait ensuite que la créature n’avait fait que lui venir en aide dans cette délicate mission, à laquelle elle renonçait désormais. Si je gardais quelque affection pour Malgeyth, alors, disait-elle, je serais sûrement soulagée d’apprendre qu’Ysnos l’avait libéré, et qu’il avait regagné la cité d’Aubelune. Il était malheureux que je n’eusse pas accepté l’accord de paix proposé par mon cousin, mais un accord serait certainement trouvé avec les Invocateurs, avec ou sans mon appui.

 

Enfin, elle me léguait pour preuve de l’authenticité de ses mots l’un de ses bracelets.

 

Je m’en saisis, et, tandis que je faisais tournoyer le bijou de verre orangé entre mes doigts, laissant la lumière embraser les glyphes qui y étaient gravés, je me demandai jusqu’où Ysnos était allé pour obtenir cette lettre. Avait-il finalement enlevé Elzara ? Si elle était restée terrée à Aubelune, la chose était peu probable. Il pouvait l’avoir corrompue, mais tout cela était stupide : j’étais à sa merci, pourquoi se donner encore la peine de congédier mes alliés ?

 

La marque par laquelle Elzara achevait sa missive attira mon attention. Je n’avais jamais échangé de courrier avec elle, ou aucun, tout du moins, auquel j’aurais pris garde, et j’ignorais la nature de sa signature. Celle-ci dissimulait un glyphe en son sein. Je le reconnus sans mal : c’était un symbole de ruine, celui du présage funeste qu’aurait pioché Malgeyth lors d’une lointaine soirée, si je n’avais pas arrêté sa main.

 

Je me souvenais qu’il en avait ri. Mais je n’étais pas du genre à plaisanter des glyphes. J’inspectais ceux du bracelet. Ils étaient trop complexes pour renvoyer à une notion simple, mais j’y lus la pureté de la neige tout autant que l’immensité du désert, et une promesse d’évasion.

 

Les battements de mon cœur s’accélérèrent. Mon père m’avait fait jurer de prêter attention à la magicienne (aucun Courtisan ne pouvait décemment exiger de l’un des siens qu’il offrît une confiance aveugle à quiconque). Les mots qu’elle utilisait ne pouvaient pas être choisis au hasard. En renonçant à sa mission, elle libérait Malgeyth de l’emprise d’Ysnos. En signant d’un glyphe que je pouvais reconnaître – il y avait mille malédictions plus communes –, elle m’envoyait un message que mon cousin ne saurait déchiffrer.

 

En me confiant ce bracelet, elle m’offrait une porte de sortie.

 

J’attendis que la nuit tombât et que ma prison fût aussi sombre et silencieuse que le désert au-dehors.

 

Je brisais à regret le bijou ouvragé et m’entaillai le doigt.

 

Du sang ainsi versé, je traçai les glyphes du bracelet, le firmament, la neige et les dunes. Je n’avais jamais voulu de celui de la ruine. J’avais été la première à le dire, s’il fallait espérer de l’avenir, mieux valait commencer par prendre les bonnes décisions.

 

La magie du bijou insuffla les symboles et se dissipa, comme le sable lorsque les bourrasques le balayaient du rebord de ma fenêtre. Je n’allai pas me coucher dans mon grand lit aux draps de soie. Je restais à fixer le glyphe, où le sang ternissait en séchant. Je dodelinai à demi et mes paupières se fermèrent, bien que je m’étais juré d’attendre.

 

Au matin, la servante viendrait et me dénoncerait. On jetterait les débris du bracelet et on m’enfermerait dans une chambre plus petite, arrachant à ma main tout objet qui m’aurait permis de reproduire le rituel.

 

Au lieu de cela, ce fut la pression d’un museau poilu qui me tira du sommeil. Le tigre avait l’allure aussi placide que dans mon souvenir, le pas tout aussi silencieux, mais dans ses yeux d’ambre profond se terraient d’innombrables questions.